Entretien avec Pierre Aubenque

À l'occasion de la parution du dernier ouvrage de Pierre Aubenque, Problèmes aristotéliciens. Philosophie théorique, dont le sommaire est consultable en ligne, Élodie Pinel a interrogé l'auteur du Problème de l'être chez Aristote lors d'un entretien :

Vous démontrez, dans un des articles reproduits dans cet ouvrage, l’inauthenticité du livre Κ de la Métaphysique. Pouvez-vous rappeler ici sur quels éléments s’appuie votre raisonnement ? L’absence de toute référence aristotélicienne à un être divin rend-t-elle obsolètes les lectures théologiques qui furent faites de son texte ?

Le livre K de la Métaphysique est le seul du corpus aristotélicien qui assimile l’être en tant qu’être et l’être divin. En d’autres termes, il fait de l’être divin, immobile et séparé, la réalisation du sens premier et fondamental de l’être, par rapport auquel les autres sens de l’être, notamment ceux qui articulent notre compréhension de l’être physique, de l’être en mouvement, ne seraient que des sens dérivés et, pourrait-on dire, subalternes. Il y a là sans doute une position défendable, qui se situerait dans le prolongement du platonisme. Mais ce n’est pas la position qui se dégage des autres textes de la Métaphysique. Cette particularité, jointe à des incohérences textuelles, m’a incité non seulement à suspecter, comme on l’avait déjà fait avant moi, l’authenticité de ce texte, mais à démontrer qu’il est inauthentique.

La seconde grande contribution à la connaissance d’Aristote que vous apportez dans ce recueil concerne l’analogie : en quoi l’usage qu’Aristote fait de l’analogie lui est-il spécifique ? Pourquoi s’est-on si longtemps trompé à son sujet ?

Votre question n’est pas sans rapport avec la précédente. La thèse d’Aristote sur l’être est que l’être a une pluralité de sens, qui sont pour l’essentiel les catégories de l’expérience ; mais ces sens s’ordonnent en ce qu’ils se rapportent tous à un sens premier qui est le sens de l’être comme essence ou substance. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’unité focale : il y a, au sein de la dispersion, une convergence vers un foyer central. Malheureusement, on a appelé au Moyen Âge cette unité relative « analogie ». L’analogie existe bien pour Aristote ; elle est ce que nous appelons aujourd’hui proportion, c’est-à-dire une égalité de rapports. L’analogie intervient dans de nombreux domaines, comme la physique et surtout la biologie. Mais en parlant de l’analogie de l’être, ce que ne fait jamais Aristote, les commentateurs ont insinué l’idée qu’une puissance supérieure, donc Dieu, répartissait l’être entre les étants proportionnellement à leur essence, à leur valeur, en quelque sorte à leur mérite. À ces lectures théologisantes, et potentiellement créatonnistes, j’oppose la thèse que la question de l’être reste chez Aristote une question ouverte, aporétique, qui fait l’objet d’une recherche infinie. L’unité de l’être ne se donne pas à une vision, mais est le résultat espéré d’un projet, d’une visée. C’est ici que Dieu peut intervenir, non cette fois comme principe causal, mais plutôt comme cause finale, comme objet de désir.

La Prudence chez Aristote est une étude de référence pour tout lecteur de l’Éthique à Nicomaque, et la prudence est devenue une notion-clé, au cœur de toute philosophie de l’action. Pourquoi cet intérêt de votre part pour la notion de prudence ? Étiez-vous lecteur de philosophes anglo-saxons au moment de vous consacrer à ce sujet chez Aristote ?

Votre question rejoint de nouveau la précédente. Je me suis intéressé à la prudence, non seulement pour sa signification pratique, mais à cause de son enracinement métaphysique. Nous vivons dans un monde contingent, qui aspire peut-être à Dieu, mais qui n’est pas régi par lui. Il appartient dès lors à l’homme, être raisonnable, d’introduire de l’ordre dans le chaos des événements, de le soumettre progressivement au λόγος, non seulement par la connaissance, mais aussi par l’action. Dans le monde incertain où nous vivons, le hasard devient une chance, l’occasion (καιρός) d’y introduire de la régularité, de la constance, de l’harmonie, et finalement de la moralité, toutes choses vers lesquelles la nature tend, mais auxquelles elle ne peut parvenir sans l’aide de l’homme.
Beaucoup d’auteurs anglo-saxons se sont consacrés ces dernières décennies, avant et après mon livre, à l’étude minutieuse des mécanismes psychologiques et des conditions logiques du « practical reasoning ». Mais je n’en vois qu’une seule qui ait prolongé mon propos en étudiant les fondements métaphysiques (et aussi les sources tragiques) de l’éthique grecque, en particulier aristotélicienne : il s’agit de Martha Nussbaum, notamment dans son beau livre The Fragility of Godness.

Source : Librairie philosophique J. VRIN.

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