Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation

À l'occasion de la parution de Sans Objet / Capitalisme, subjectivité, aliénation, le dernier ouvrage de Franck Fischbach, auteur de L'être et l'acte. Enquête sur les fondements de l'ontologie moderne de l'agir (Vrin), Élodie Pinel a recueilli les propos de l'auteur lors d'un entretien.

Dans Sans objet, vous vous mettez en quête d’une définition de l’aliénation : quel est l’enjeu d’une juste définition de cette notion ? Le propos de ce texte est-il de réviser les conceptions erronées qui en ont été élaborées, comme vous le faites pour celle de Lukacs par exemple, ou y a-t-il là une portée autre que seulement historique ?

À un premier niveau d’analyse, l’enjeu peut en effet être compris comme consistant à réviser certaines conceptions qui ont été proposées du concept d’aliénation, notamment au sein de la tradition marxiste.
C’est particulièrement le cas, comme vous le rappelez fort justement, de la conception que Lukacs a proposée de l’aliénation dans son livre de 1923, Histoire et conscience de classe. Je « rectifie » en ce que je montre que Lukacs attribue à Marx un concept d’aliénation qui n’est pas le sien : il s’agit d’un concept que Lukacs a forgé à partir de ses lectures de Simmel et de Weber, et qu’il veut ensuite à toute force trouver aussi chez Marx.

Mais je ne « rectifie » rien en ce sens que le concept lukacsien d’aliénation comme réification de la conscience est un concept tout à fait valable en lui-même : simplement c’est un autre concept d’aliénation et ce n’est pas celui de Marx. Mais quel est l’intérêt de considérations purement historiques de ce genre ? Eh bien la comparaison entre le concept marxien de l’aliénation comme perte de l’objectivité et le concept lukacsien de l’aliénation comme réification fait apparaître que ces deux concepts appartiennent en réalité à des univers philosophiques complètement différents : la réification de Lukacs relève d’une pensée centrée sur la subjectivité et elle revient à comprendre l’aliénation comme l’imposition indue à la subjectivité de la forme de son autre, c’est-à-dire de la forme de l’objectivité. La subjectivité aliénée est alors celle qui est conduite par certains dispositifs sociaux et économiques (tel le marché par exemple) à être niée comme subjectivité, et à se considérer elle-même ainsi que les autres comme de simples réalités objectives parmi les autres. En revanche, l’aliénation marxienne, comprise comme perte de l’objectivité, renverse complètement la perspective : au lieu de partir de la subjectivité, elle y aboutit comme à un résultat et, surtout, elle permet de comprendre que la conception de soi comme d’une subjectivité séparée du monde objectif, et substantiellement distincte de toute objectivité, est justement elle-même ce que l’aliénation produit. A partir de Marx, on peut donc comprendre que le fait d’être aliéné ne consiste pas à être nié en tant que sujet, mais au contraire à s’auto-instituer comme un sujet séparé du monde, et particulièrement du monde social considéré comme un monde existant à part du sujet, possédant ses propres lois objectives de développement et sur lequel les individus ne peuvent plus avoir aucune influence ni exercer aucune maîtrise pratique. Bref, l’idée est qu’on ne fera jamais aucune critique efficace des dispositifs capitalistes « armé » de la seule catégorie de sujet (et de ses dérivés, telle la « personne ») parce qu’elle est elle-même le produit de ces dispositifs. Par rapport à la thèse selon laquelle il n’y aurait plus de critique possible du capitalisme au motif qu’il a récupéré à son profit et intégré à son propre fonctionnement l’idée d’une subjectivité autonome et d’une personnalité authentique, mon livre montre 1) qu’il était normal qu’il le fasse et qu’il ne faut pas s’étonner qu’il l’ait fait puisque ces idées sont justement engendrées par lui, et 2) que la critique sociale passe par l’étude systématique des dispositifs qui nous produisent aujourd’hui comme des sujets désobjectivés, c’est-à-dire comme des sujets sans monde.

Selon Marx dans les Manuscrits de 1844, dont vous avez récemment assuré la traduction, l’aliénation consiste dans le fait d’être dépossédé des objets de son travail, d’« être sans objet ».Vous avez choisi de faire de cette expression de Marx le titre de votre ouvrage : cela traduit-il une adhésion sans réserve à cette définition marxiste de l’aliénation ?

En effet, le titre de mon livre est la simple traduction de l’allemand gegenstanslos, un terme dont Marx fait un grand usage à partir des Manuscrits de 1844, et jusque dans les Grundrisse (1857-58) et le livre 1 du Capital (1867). Il faut néanmoins aussitôt dire que la Gegenstandslosigkeit, c’est-à-dire le manque ou la perte d’objectivité va pour Marx bien au-delà de la seule perte de l’objet produit par le travailleur, et cela dès 1844. Ce que le travailleur perd ou ce qui lui est soustrait, c’est certes l’objet qui résulte de son travail et qui ne lui appartient pas, mais ce sont aussi (et en fait d’abord) les conditions objectives qui lui permettent de travailler : le travailleur est dépossédé de la matière de son travail et des outils ou des machines au moyen desquelles il travaille cette matière. Mais ce n’est pas encore tout.
Les conditions dans lesquelles il travaille et les conditions dans lesquelles son travail lui permet de vivre entraînent une négation de l’objectivité de son propre être. Un être objectif pour Marx, c’est un être naturel qui, en tant que tel, possède un certain nombre de besoins naturels dont il poursuit naturellement la satisfaction.

Or obliger un homme à travailler dans des conditions qui usent ses forces naturelles, dans le bruit, dans la poussière, en l’exposant à des éléments dangereux et toxiques, et l’obliger à vivre sans espace, sans lumière, en restreignant ses mouvements, l’obliger aussi à devoir se contenter d’une nourriture insuffisante et de mauvaise qualité, etc. : tout cela revient, selon Marx, à nier l’individu vivant en tant qu’être objectif, à le priver de la part objective de son être qui fait de lui un être naturel et un être de besoins. Avant donc d’adhérer ou non à la conception marxienne de l’aliénation, il faut en prendre toute la mesure et voir que Marx désigne par là l’ensemble des processus et dispositifs qui ont pour effet de réduire les individus à l’état de sujets désubstantialisés, désobjectivés et dénaturés. L’actualité de ces analyses marxiennes, c’est de pointer un processus que le capitalisme a spécifiquement instauré et qu’il n’a plus cessé de reproduire sur une base toujours élargie : la déconnection entre les hommes et l’expérience qu’ils ont de leurs besoins fondamentaux. Il ne s’agit pas d’adhérer à Marx, de redevenir « marxiste », ni de se réjouir du retour de Marx et encore moins de préconiser un retour à Marx, comme d’autres prêchaient il n’y a pas si longtemps un «retour à Kant» : rien de tout cela n’a de sens. Il s’agit simplement de dire que l’appropriation renouvelée de la pensée et du texte de Marx est utile (parmi d’autres outils) à quiconque veut comprendre ce qui se passe aujourd’hui et ne se satisfait pas du monde tel qu’il va.

Selon Marx, l’identification à l’objet n’est pas une aliénation mais un accomplissement : cette objectivation est le fait normal du travail, et si le travail est une aliénation, c’est à cause de la distance que le capitalisme instaure avec l’objet. A cette distance s’oppose l’identification née dans la pratique : de quelle manière la « pratique » permet-elle de se désaliéner ? A quelles conditions le travail peut-il s’inscrire dans ce type de pratique ?

Si l’analyse de l’aliénation est en effet, au départ, inséparable chez Marx de l’analyse du travail, je viens de rappeler qu’elle ne s’y limite pas, en ce sens que la perte de l’objectivité s’étend à l’ensemble de notre rapport au monde et cela sous la forme précisément de ce que Heidegger et Arendt ont appelé la « perte du monde ». Le monde humain étant pour Marx essentiellement le monde naturel en tant qu’il est socialement approprié et historiquement transformé par les hommes, la perte du monde a donc d’abord le sens d’une dépossession de toute possibilité d’agir sur notre monde social, de le transformer consciemment pour en faire le lieu d’un possible accomplissement pour le plus grand nombre possible d’individus. C’est pourquoi la première tâche, celle justement à laquelle Marx s’est consacré, c’est d’identifier la logique sociale qui engendre cette dépossession et cette impuissance pratique auxquelles nous sommes réduits : cette logique, c’est celle de la valeur, c’est-à-dire le fait que notre société est une société dans laquelle la production de la richesse sociale n’a pas pour finalité l’usage social de cette richesse, mais la valorisation de la valeur pour elle-même. Cette logique de la valorisation a de plus en plus de mal à cacher ses aspects profondément destructeurs : la destruction a d’abord été celle de mondes humains et sociaux entiers, et elle s’achève sous nos yeux comme la destruction des conditions naturelles de la vie elle-même.
On peut penser que la conscience de ce caractère profondément et humainement néfaste d’une société tout entière gouvernée par la seule logique de la valorisation est en passe de devenir une conscience de plus en plus universellement partagée, et que cette conscience donnera naissance à des pratiques sociales nouvelles aujourd’hui encore très largement imprévisibles et inanticipables. En tout cas, je ne pense pas qu’on puisse s’appuyer sur le travail comme sur une pratique à partir de laquelle la transformation sociale serait possible, simplement parce que le travail n’est pas une instance que la logique de la valeur aurait miraculeusement laissée intacte : loin s’en faut et le capitalisme a au contraire commencé par transformer radicalement le travail en en faisant l’activité productrice de la valeur, ce qui suposait d’en faire du travail abstrait quantifiable par des unités de temps.

0 commentaire(s):